Nicolas Priniotakis

Visages reconstitués, Versailles en 3D : rencontre avec Nicolas Priniotakis

3DVF : Sur un tout autre sujet, abordons un des projets de tes étudiants : une reconstitution de Versailles à l’époque de Louis XIV. Quel en est le contexte ?

Nicolas Priniotakis : Le projet fait suite à la création par des chercheurs du CNRS et du laboratoire ETIS (Equipes Traitement de l’Information et Systèmes) d’un logiciel qui, à partir de scans des plans originaux, permet de retrouver un objet 3D correspondant avec les surfaces des pièces, murs, etc. Le Centre de Recherche du Château de Versailles, les Archives Nationales, le laboratoire ETIS accompagné du CNRS ont proposé que mes étudiants puissent partir de ces modèles 3D très rudimentaires pour en faire un ensemble dans lequel on puisse évoluer et qui représenterait de manière fidèle ce à quoi devait ressembler le château de Versailles à l’époque de Louis XIV, donc à l’époque de sa construction.

Ci-dessus : travail des étudiantes et étudiants à Versailles

Je dis « devait » car le château diffère de ses plans : il y a parfois 1m de différence sur un mur, une pièce. Nous avons donc reconstitué une partie de l’édifice fidèlement aux plans d’origine et non pas fidèlement à la construction elle-même. Ceci étant dit, à 90%, le résultat est identique à ce qu’a connu Louis XIV en pratique. On le sait grâce aux nombreux documents sur lesquels ont s’appuie pour faire ces reconstructions : carnets de commande, liste des matériaux utilisés, etc.

Travail des élèves aux archives nationales


Il faut bien voir aussi que ce château de l’époque n’existe plus : les lieux ont été énormément remodelés, entre suppressions d’escaliers et ouvertures de portes.

Nous avons tout de même pu utiliser dans le château des éléments qui n’ont pas trop bougé, comme les moulures sur les portes et murs, autant d’éléments complexes à modéliser et pour lesquels avoir un modèle physique a été très utile. Mais sinon, les étudiants se sont essentiellement appuyé sur des documents : plans, gravures, littérature liée à la construction.

Les plans, éléments indispensables pour les travaux des élèves

3DVF : Comment s’est passée la reconstruction 3D elle-même, et comment ont été validés scientifiquement les résultats ?

On travaille avec une équipe assez géniale composée de chercheurs liés au Château de Versailles, au Conservateur des Archives Nationales, des gens du CNRS et des historiens… C’est extraordinaire car en cas de doute, un coup de téléphone suffit pour trancher. Le téléphone est notre meilleur outil de travail ! Une doctorante est par ailleurs venue fréquemment rencontrer les étudiants et répondre à des questions précises, par exemple pour les matériaux et couleurs.

Pour ce qui est de la modélisation 3D proprement dite, nous avons utilisé de la modélisation classique pour tout ce qui était murs, meubles, lustres, plus de la sculpture 3D pour les moulures et sculptures. Deux approches très classiques, et de nombreuses heures de travail pour les étudiants.

Il faut savoir également que cette collaboration a été renouvelé 3 années de suite. La première année nous avons fait trois pièces, la seconde cinq autres pièces ont été modélisées dont la chambre du roi avec un projet de réaliser un petit film pour s’y projeter, et pour la troisième année le sujet a été très particulier : les étudiants se sont penchés sur la construction d’un petit « théâtre de poche », un tout petit théâtre, qui n’a jamais été réalisé. Le projet est né à l’époque où le Roi était malade et ne pouvait plus se déplacer pour aller se divertir. Il a demandé à ce qu’on lui construise son propre théâtre, au coeur de Versailles, pour lui permettre de passer le temps. Les plans ont été réalisés mais n’ont jamais servi : le roi est mort avant que la construction ne se fasse. La mission des étudiants était donc de modéliser ce théâtre pour pouvoir le visualiser dans son cadre originel.

Ce type de visualisation a quelque chose de très intéressant, nous nous en sommes aperçus lorsque nous avons fait la première présentation des pièces de Versailles, dans un amphithéâtre. Nous avions invité tous nos partenaires.

Ci-dessus : vue de dessus du théâtre. Images suivantes : aperçus de la reconstruction 3D du même édifice.

L’un des invités avait travaillé toute sa vie sur les archives des plans de Versailles. Dès que le film est apparu sur l’écran, il a fondu en larmes. Il expliquait à sa femme qu’il voyait pour la première fois ce sur quoi il avait passé sa carrière entière, c’était très émouvant et ce genre de réaction nous conforte dans l’idée de poursuivre la collaboration.

3DVF : A long terme, l’objectif est donc d’étendre progressivement la modélisation ?

C’est vrai que ce projet est un peu un fil rouge. En fait, chaque année, la promotion est divisée en deux et chaque moitié travaille sur un gros projet : une partie travaille toujours sur Versailles, l’autre sur un autre projet. Pour ce qui est de ces projets non liés à Versailles, ces dernières années les étudiants ont planché sur la cité romaine de Genainville, une application en VR de visite du donjon du château de Vincennes à trois époques différentes, ou encore la cité grecque d’Apollonia en Albanie, en lien avec l’Ecole Normale Supérieure. Dans ce dernier cas, il s’agit de recréer toute la cité, tout le tissu urbain, à partir d’images captées par drone et via de la reconstruction paramétrique. Pas sous Houdini, mais avec Blender et, probablement, l’addon Sverchok qui permet justement de faire ce type de reconstruction.

3DVF : Pour tous ces projets qui génèrent modèles et données, la vocation finale est-elle uniquement un usage en recherche, ou bien est-il prévu d’ouvrir plus largement ces résultats, par exemple avec le grand public et en partageant les modèles de manière ouverte ?

C’est une option qui a sous-tendu la création même de cette formation 3D. Avant sa mise en place, j’avais lancé un projet avec  la société Iconem [interviewée par 3DVF il y a quelques mois, NDLR]. Avec Yves Ubelmann, président et cofondateur de l’entreprise, nous avions imaginé reconstruire la ville de Palmyre en 3D (c’était à l’époque où elle était occupée par l’Etat Islamique), grâce notamment à leur images par drone. Nous avons mis en place un site internet sur lequel n’importe quel archéologue pouvait consulter le modèle 3D, le télécharger, le faire monter en précision en fonction de ses propres données et renvoyer le tout. Le grand public, de son côté, pouvait envoyer ses photos de vacances pour aider, là encore, à reconstituer et améliorer le modèle.

Les étudiants ont réalisé ce site internet, ont commencé à mettre en place les monuments principaux. En fin d’année, le Ministère de la Culture a proposé de reprendre en main le site et de l’intégrer sur son propre portail, ce que nous avons accepté.

C’est un des projets qui a justifié la création de la licence.

Pour revenir aux projets en cours, les réalisations que l’on fait dans les deux licences dans le cadre de ces deux projets sont toujours open source et libres de droits, qu’il s’agisse des modèles 3D, rendus, images, etc. On met tout à disposition du public, pour plusieurs raisons. D’une part, nous sommes un établissement public, financé par le grand public, il est donc bien normal que tout lui revienne. Par ailleurs, j’y vois un moyen d’intégrer dans le cursus un élément lié à la culture de l’open source, du partage de données. Ca a des conséquences non négligeables sur le développement de nos étudiants : si nous on ne leur montre pas cette philosophie, personne ne le fera.

C’est aussi la raison qui fait que l’on utilise un maximum de logiciels libres, notre vocation n’est pas d’être les VRPs de logiciels commerciaux, sans compter qu’une approche non libre les priverait de certaines expériences. Et surtout, cela serait un handicap sur leur futur. Une formation centrée sur des outils commerciaux risque trop de déboucher sur des élèves qui seront perdus s’ils arrivent dans une entreprise qui emploie d’autres logiciels. Inversement, nous leur proposons une formation sur les fondamentaux, qui est détachée des outils et dont le but est qu’ils puissent s’adapter quelque soit le logiciel.

Il est vrai que les étudiants, en arrivant, sont toujours très attachés à la suite Adobe et à Photoshop, par exemple, malgré leur politique commerciale que je trouve à vomir. Je leur explique que les outils viennent et s’en vont, en prenant mon propre exemple : au cours de ma carrière j’ai changé régulièrement de logiciel 3D. Et ce sont mes connaissances fondamentales qui m’ont permis de basculer efficacement, en quelques heures.

Pour revenir à la question initiale, à l’heure actuelle et faute de temps nous n’avons pas mis en place de plateforme dédiée sur laquelle les gens peuvent télécharger les modèles 3D. Mais ils sont disponibles quand on nous les demande, il faut désormais que je trouve le temps de m’organiser, de créer une vraie plateforme.

Il y a d’autres données que nous pouvons partager et mettre à disposition du public, comme certains cours effectués à distance en compagnie d’artistes situés à l’étranger (USA, Pologne, …).

3DVF : Une solution possible serait de s’appuyer sur des plateformes existantes comme Sketchfab, mais qui ne correspondent peut-être pas à votre philosophie et vos besoins…

Il y a ce problème du libre, mais aussi et surtout le fait que Versailles, par exemple, n’est pas un simple projet 3D. Autour des modèles, il y a énormément de ressources : photos de référence, textes, etc, qui font tout autant partie du projet. Sketchfab pourrait avoir du sens pour un petit objet, mais pas pour un projet complet, aux ramifications très larges.

3DVF : Tu nous parlais plus haut brièvement de police scientifique, quels types de projet ont été mis en place avec ce type d’entité ?

Je ne peux pas encore en parler trop en détails, mais pour situer le contexte, il se trouve que par un heureux hasard, la police scientifique s’est installée juste à côté de l’Université. Ils ont des compétences mais aussi des besoins dans le domaine de la reconstruction faciale, les choses peuvent donc se développer. On travaille déjà avec un médecin légiste de la gendarmerie scientifique, qui va donner des cours d’anatomie faciale à nos étudiants dans le cadre, justement, de l’enseignement sur la reconstruction faciale. C’est une première avancée.

En termes de besoin, il s’agirait par exemple d’appliquer la photogrammétrie sur des cadavres ouverts, lors d’autopsies, puisque la décomposition fait que l’on perd rapidement des informations. Il s’agit évidemment ici de choses que l’on ne peut pas mettre en place avec des étudiants, mais il y a des actions possibles en termes de formation.

Pour ce qui est de la reconstruction faciale pour la police scientifique, il y a des projets de coopération avec l’Italie mais que l’on ne peut pas encore évoquer publiquement.

3DVF : Ce sont donc des collaborations qui prendront du temps…

Oui, et c’est quelque chose de courant : avec les archéologues aussi, il y a des collaborations dans la durée, par exemple pour un chantier dont on ne connaît jamais à l’avance la durée de fouilles totale. On leur rend donc des coups de main ponctuellement, quand ils ont des besoins.

3DVF : Pour revenir sur l’open source, tu as créé un addon Blender en lien avec la vidéo… Peux-tu nous en parler ?

Il y a quelques années, j’ai développé Easy-Logging [NDLR : plus disponible à l’heure actuelle pour les raisons expliquées dans la question suivante] C’était à l’époque où, comme je le disais en début d’interview, je travaillais sur une série documentaire sur le peuplement du Pacifique. Je travaillais avec un ami et l’idée était de faire un documentaire en 6 épisodes d’une heure, chacun correspondant à une escale en bateau dans le Pacifique, en partant de Taïwan. Chaque volet se concentrait sur une problématique présente à l’heure actuelle dans nos sociétés, mais qui était déjà d’actualité il y a 7000 ans, à l’époque du peuplement du Pacifique : gouvernance, gestion des ressources, inter-culturalité etc.

En pratique, on passait quelques mois sur un archipel, avant de partir en bateau à voile vers un autre lieu. Durant ce voyage qui durait en général trois semaines, il nous fallait monter un ours, autrement dit un prémontage du documentaire, avec peu de ressources : un petit ordinateur portable, et Blender qui n’avait que des avantages : très léger, possibilité en cas de casse de l’ordinateur d’en racheter un et de réinstaller le logiciel immédiatement.

Ceci étant dit, Blender dispose certes d’une interface pour faire du montage vidéo, mais rien pour le dérushage, c’est à dire visionner l’ensemble des bandes vidéo tournées, les couper, les classifier, mettre des tags (interviews, vues de la rue, de la mer, etc). J’ai donc créé des petits scripts pour faire ce travail dans Blender.

Finalement, le documentaire, qui devait passer sur France Télévisions, ne s’est pas fait pour des raisons de changement de direction. Mais après avoir échangé avec David Mcsween alias 3pointedit, une personnalité de la communauté Blender très centrée sur la vidéo, j’ai compilé mes différents outils dans un même addon, Easy-Logging, qui permet donc de faire du dérushage de façon conventionnelle, sous Blender. Il propose aussi quelques fonctions intéressantes comme le montage paramétrique.

3DVF : L’addon est-il toujours maintenu, et compatible avec la version 2.8 ?

J’ai mis le développement en standby le temps que l’API Python de la 2.8 soit finalisée, et une fois que cette dernière sera sortie, je regarderai s’il est possible d’intégrer Easy-Logging à tous les autres projets liés à l’amélioration du VSE (la partie montage vidéo de Blender), car il y a une volonté actuellement de rénover cet outil : si mon addon peut être intégré directement, ce sera encore mieux.

Cours de sculpture 3D

3DVF : Toujours sur Blender et la 2.8, puisque tes étudiants travaillent dessus, quels sont les retours ?

C’est, littéralement, le pied. La mise à jour change radicalement la manière dont on peut enseigner Blender à quelqu’un qui ne l’a jamais ouvert, et même à une personne n’ayant jamais fait de 3D. L’interface est tellement plus graphique, plus simple à utiliser… Par le passé j’avais développé des stratégies pour faire rentrer les néophytes dans le système Blender qui était, il faut bien l’avouer, assez ardu, mais tout ça est du passé : tout se fait en fluidité, pour l’enseignement c’est idéal.

Pour la partie production, nous n’avons pas eu à souffrir de bugs particuliers. Il y a certes eu des crashes, mais avec l’enregistrement automatique des projets, on ne perd rien.

La partie modélisation est vraiment facilitée par l’amélioration du rendu visuel des modèles, Eevee simplifie énormément le travail. Par exemple, pour la première version de nos films sur Versailles, il a fallu mobiliser 3 ou 4 ordinateurs pendant une semaine rien que pour le rendu. Avec Eevee le temps réel devient envisageable, ce qui change totalement la donne et permet de créer des films sans immobiliser des ressources matérielles.

Après, l’approche temps réel, tout en étant viable, reste évidemment moins performante en termes de réalisme que du rendu classique, avec Cycles par exemple. Mais j’ai décidé d’embrasser pleinement Eevee, on sait que c’est la direction vers laquelle Blender tend, et nos formations ont donc totalement basculé vers ce moteur. Ce qui était encore impensable il y a un an ou deux.
Utiliser Eevee nous permet même d’envisager d’autres types de projets. Outre le patrimoine et l’archéologie, nous nous ouvrons un peu sur la visualisation et l’architecture intérieure/extérieure. Nous développons de nouveaux partenariats auxquels nous n’aurions même pas songé avant.

3DVF : Au sein de l’équipe pédagogique, quelles tendances vous semblent prometteuses dans les domaines de la 3D et du patrimoine ?

La réalité augmentée et virtuelle est un premier point. Pour la réalité virtuelle, nous nous sommes jusqu’ici appuyés sur Unreal Engine. Mais puisque Blender se développe sur le temps réel, nous aimerions nous recentrer sur cet outil. Par contre, il nous faut de quoi programmer l’interactivité dans Blender. Le Game Engine était plutôt sympa, mais avec un rendu OpenGL très limité… Et il a disparu de Blender, malgré mes tweets désespérés sur le sujet !! (lol). J’ai par contre appris que Jacques Lucke, à qui l’on doit le système Animation Nodes pour Blender, a intégré l’équipe de développement pour travailler sur la mise en place de nouveaux outils de 3D temps réel sous Blender. On devrait donc avoir de quoi faire de l’interactivité, et c’est une bonne chose.

Outre les visites virtuelles, les archéologues et personnes liées au patrimoine nous demandent de plus en plus de réalité augmentée. Et je recherche justement des outils adaptés qui nous permettront de répondre à cette demande, en open source et sur mobile. C’est le gros défi de cette année sur le site d’Apollonia évoqué plus haut et situé en Albanie : nous aimerions que les touristes puissent, avec leur téléphone, balayer le paysage et voir ce qui existait avant.

Travail sur le site d’Apollonia, situé en Albanie

3DVF : Avez-vous fait quelques essais sur des moteurs open source comme Godot ?

J’ai fait beaucoup de tests, Godot est très bon et je l’adore mais son usage nécessiterait des heures d’enseignement dédiées.

Directement sous Blender, par contre, le moteur 3D temps réel Armory permet de faire ce dont j’ai besoin. Je vais donc sans doute privilégier cet outil.

Pour Unreal, le problème est la difficulté d’installation sur une machine Linux… Et l’aspect non libre qui nous pose problème.

3DVF : Et en ce qui concerne la photogrammétrie ?

On travaille sur Meshroom. Nous avions acheté des licences Photoscan, et j’avais même acheté une licence temporaire de RealityCapture. Dans ce dernier cas, les résultats sont très bons mais l’interface est, je trouve, atroce. Mais le pire est leur politique commerciale désastreuse. Par exemple, sur une machine sur laquelle j’avais été obligé de réinstaller Windows, le logiciel ne reconnaissait plus le système d’exploitation et refusait de fonctionner. Et comme le système de licence imposait d’être bloqué sur une certaine durée (15 jours) sur une même machine, je me suis retrouvé coincé, sans pouvoir utiliser l’outil que j’avais payé. Un désastre.

Nous utilisons donc désormais le duo Meshroom et Meshlab.

Pour en savoir plus

– Un site et page dédiée vous donneront toutes les informations utiles sur la licence professionnelle Métiers du numérique – Infographie : patrimoine, visualisation et modélisation 3D.

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