Nicolas Priniotakis
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Visages reconstitués, Versailles en 3D : rencontre avec Nicolas Priniotakis

Enseignant à l’Université de Cergy-Pontoise, Nicolas Priniotakis a l’occasion de travailler sur des sujets très diversifiés. Qu’il s’agisse de recréer un visage humain à partir de vestiges osseux, de donner vie au passé de Versailles et même à des éléments n’ayant jamais vu le jour, ses travaux mêlent patrimoine, technologie et rigueur scientifique.
Nous vous proposons aujourd’hui une interview en sa compagnie, qui évoque également son parcours et son usage de Blender pour l’éducation.

3DVF : Nicolas, pour commencer, peux-tu nous présenter rapidement ton parcours et des activités actuelles ?

Nicolas Priniotakis : J’ai commencé la 3D à la fin des années 80, à l’époque sur de toutes petites machines (des Amiga). Les outils étaient évidemment beaucoup moins développés.

J’ai poursuivi mes études, puis j’ai intégré Ubisoft en tant que graphiste. Les conditions de travail étaient très bonnes mais je ne suis pas resté longtemps. On me passait les objets super-low-poly (les jeux de l’époque !), j’en déclinais des versions détaillées et ensuite, en suivant les croquis qu’on me transmettait, je réalisais les posters et les boîtes de jeu. Au bout d’un moment, j’avais l’impression de faire de l’Indiana Jones et du Batman toute la journée (c’était à l’époque où le studio collaborait avec LucasArts) et j’avais envie de travailler davantage sur du contenu, des choses plus intéressantes pour moi. J’ai ensuite été enseigner aux Gobelins pendant un ou deux ans avant de partir à Taïwan pour y faire ce qui m’intéressait le plus : du film documentaire. J’y suis resté une douzaine d’années, et je me suis remis à la 3D à la fin de mon séjour : je dirigeais alors la post-production d’une sorte de Muppet Show chinois avec beaucoup de 3D et d’effets spéciaux, c’était assez complexe mais très très fun. C’est à cette époque que j’ai découvert Blender.

A la fin de ce projet, en 2012, je suis rentré en France. Rapidement, j’ai trouvé une place d’enseignant à l’université, en infographie « classique » : nous formons des gens aux compétences multiples, du dessin au multimédia en passant par le web. J’y ai enseigné l’animation et la 3D, puis j’ai pris la direction de la formation, avant de lancer l’année suivante une autre formation, « Patrimoine visualisation modélisation 3D », centrée sur l’infographie avec un fort accent vers le patrimoine et l’archéologie. C’est un diplôme unique en France. Tout en continuant à travailler dans la formation précédente.

Dans les deux cas il s’agit de licences professionnelles. C’est un travail extrêmement intéressant, d’autant que je suis chargé d’écrire les programmes, les faire évoluer, de recruter les enseignants, les étudiants, etc. C’est vraiment très riche.

Je retrouve dans ces deux formations des éléments qui me sont chers : le dessin, l’audiovisuel, l’animation, la 3D, les effets spéciaux et bien-sûr, tout ce qui touche à la création de contenu : la scénarisation, l’écriture, la veille, l’investigation… quelle bouffée d’air !

3DVF : Quels sont les débouchés pour les élèves ?

Pour l’insertion professionnelle de la première licence, aucun problème : les étudiants sont en alternance, et en général ils restent dans l’entreprise en fin d’année, ou trouvent ailleurs dans les 6 mois. Nos statistiques sont plutôt bonnes.

Sur la licence pro 3D les choses sont plus tendues car le secteur est assez bouché mais aussi car l’alternance limite le nombre d’heures de cours : il est difficile de rendre très performants des gens qui n’ont pas forcément des bases académiques. On pourrait évidemment sélectionner à l’entrée en choisissant d’emblée les plus talentueux, mais je reste dans une optique de formation publique : on ne cherche pas les gens ayant les plus grosses compétences au départ, mais les personnes les plus motivées parmi celles qui nous font l’honneur de choisir notre formation.

Comme il serait hasardeux de lancer ces personnes sur le marché du travail du film d’animation avec un bagage peu fourni, nous avons choisi de travailler sur des domaines connexes à la 3D et encore presque vierges. Autrement dit, la 3D comme support à la recherche scientifique et en particulier à l’archéologie et au patrimoine au sens large. Il y a une énorme demande dans ces milieux pour l’aspect communication/médiation et pour la 3D à visée scientifique. Nous nous sommes donc dirigés vers cette voie, d’autant que l’archéologie m’intéresse énormément.

3DVF : Tu travailles notamment dans le domaine de la reconstruction faciale. Peux-tu nous en dire plus, et notamment nous expliquer quelles sont tes données de départ ?

Effectivement, j’ai commencé à travailler sur ce sujet lorsque nous avons développé des relations avec Service Départemental d’Archéologie du Val-d’Oise (SDAVO). Lors de fouilles archéologiques, ils tombent fréquemment sur des sépultures, et m’avaient demandé si la reconstruction faciale était quelque chose que je pouvais faire.

Je m’y étais déjà intéressé en amateur par le passé. Je me suis donc plongé davantage dans la discipline et ai avalé tous les livres, les publications et les thèses sur le sujet. Toutes ces lectures viennent m’aider à élever en précision les outils que j’ai sous la main pour ces reconstructions. La reconstruction faciale s’appuie principalement sur des notions d’anatomie, un sujet d’étude qui m’est cher. Pour revenir sur la question, le premier élément d’une reconstruction est évidemment le crâne. S’il est en bon état il nous apporte la base de la reconstruction. D’autres informations anthropologiques sont apportées par les spécialistes : il peut s’agir de la condition sociale, du travail (par exemple un paysan ayant travaillé dans le froid toute sa vie). Il peut aussi y avoir des informations génétiques, si l’on a les moyens de faire ce type de recherche. D’autres personnes apportent leurs contributions : des médecins légistes, des gens qui vont s’intéresser aux maladies, aux blessures, aux pathologies, qui vont nous dire par exemple « cet homme avait 60 ans quand il est mort et il ne lui restait plus qu’une dent ». Un orthodontiste pourra alors nous renseigner sur la forme probable de sa bouche dans ces conditions. Ce sont des choses qu’on ne peut inventer, et justement on a pour mission de produire un résultat le plus scientifique possible, même si je ne suis moi-même pas scientifique.

3DVF : Justement, à propos des résultats, tu avais indiqué lors de ta présentation à la Blender Conference que la reconstruction faciale n’était pas totalement scientifique, que l’on obtenait « un visage », pas forcément « le visage » de la personne. Doit-on comprendre qu’il y a une grosse part d’interprétation ? Quels sont les détails les moins précis dans une reconstruction ?

L’archéologie, en soi, est déjà un empilement de probabilités et d’hypothèses, même si elle reste une science. Pour moi, c’est pire : je vais compiler des sources scientifiques mais qui sont insuffisantes pour créer un visage, ou alors un visage sans personnalité. En fonction de la demande (la médiation et donc le public, une publication scientifique, la police scientifique…) j’ai besoin de travailler différemment, car effectivement je n’ai pas, et personne n’a, tous les éléments nécessaires pour recréer le visage. La peau ou toute la partie cartilagineuse ne peuvent pas être inventées avec certitude, même si pour le nez il y a un système qui permet d’avoir quelque chose de cohérent. Et encore : si la forme générale du nez peut être déduite, le cartilage alaire (sur la pointe du nez) peut prendre des formes très différentes et il nous est impossible de les déduire. Or, comme le nez est très discriminant dans la reconnaissance des visages, une reconstruction sera bien « un visage », susceptible d’avoir appartenu à la personne, mais sans exclusivité : la personne pourra avoir un visage ressemblant mais différent.

Présentation de Nicolas Priniotakis lors de la Blender Conference 2017

3DVF : Les oreilles posent donc sans doute aussi problème ?

Oui, effectivement, on ne peut même rien dire sur les oreilles car on n’a aucune information. Mais ça pose moins problème : qu’on les reconstitue ou pas, il ne s’agit pas d’un élément essentiel pour la reconnaissance d’un visage, contrairement au nez.

En revanche, un autre point délicat à gérer en dehors du nez, ce sont les graisses du visage, qui évoluent avec l’âge.

Tout ceci explique qu’on parle moins de reconstruction faciale que d’approximation faciale.

3DVF : Tu disais que l’usage final du visage influait sur ton travail, peux-tu nous en dire plus ?

Si on travaille pour une publication scientifique, on ne va pas s’aventurer à faire un système de rides sur le visage, qui sont de la pure spéculation comme on ne connaît pas la structure de la peau.

En revanche, pour de la médiation et donc pour le grand public, on se permet plus de libertés. Les éléments scientifiques sont toujours là, mais je peux aussi travailler sur les pores, les rides, l’expression. Bref, je me lâche un peu…

Cours de reconstruction faciale

3DVF : Toujours dans la présentation de la Blender Conference, tu évoquais les fameux marqueurs bien connus des adeptes des séries policières lorsqu’un visage est recréé à partir d’un crâne, mais avec quelques subtilités : chaque marqueur avait plusieurs valeurs, et tu parlais d’une base de données… Quelques mots à ce sujet ?

L’utilisation des marqueurs existe depuis les débuts des reconstructions faciales, à la fin des années 1800. Ils servent à représenter l’épaisseur des tissus par rapport à la surface de l’os. A l’époque, on prenait des mesures sur les cadavres pour en faire des bases de données statistiques, notamment selon l’âge, le sexe, la corpulence. Ce même concept est toujours utilisé de nos jours, mais avec des bases de données bien plus imposantes et qui sont réalisées sur des gens bien vivants, grâce à l’imagerie médicale, ce qui donne des résultats plus précis.

Tout ceci reste évidemment une moyenne à laquelle nous ne correspondons pas forcément, d’où l’utilisation de trois valeurs : l’épaisseur minimale dans les données compilées, la moyenne et l’épaisseur maximale. On sait donc que l’épaisseur de tissu à l’emplacement d’un marqueur donné sera située entre le minimum et le maximum, avec une probabilité plus forte d’être proche de la moyenne.
Ces repères ont toujours eu les trois valeurs, mais les films et séries ne s’embarrassent pas forcément avec ce genre de détail et ne montrent qu’une version simplifiée de ce système.

Concrètement, une fois les informations des archéologues reçues, on saura par exemple que l’on a affaire à une femme de 80 ans très gracile (très maigre), si elle est européenne ou asiatique et on ira chercher dans le tableau les données correspondant à ce type de personne.

Comme cette étape est fastidieuse, un de mes premiers travaux a été de mettre en place une base de données accessible dans Blender. Le résultat : j’importe mon crâne, je place les marqueurs, j’ajuste quelques paramètres pour décrire la personne. Les données du bon tableau sont chargées, et les marqueurs s’adaptent automatiquement.

3DVF : Tu utilises également d’autres outils techniques qui facilitent ton travail…

Oui, l’idée est en fait de diversifier les moyens à ma disposition pour faire une reconstruction. Il y a une cohérence dans un visage, notamment à cause de la musculature, alors que les marqueurs sont juste un ensemble de mesures. Pour retrouver cette cohérence, je voulais partir d’un visage qui soit relativement neutre mais avec des caractéristiques bien définies (narines, lèvres etc), qui puissent ensuite être retravaillées.

A partir de ce visage j’ai créé un certain nombre de déformations (via des potentiomètres sous Blender) qui me permettent d’ajuster au mieux le visage de base sur n’importe quel crâne. J’utilise ensuite les marqueurs pour vérifier que tout va bien, qu’il n’y a pas d’incohérence : si c’est le cas je peux évidemment faire des ajustements.

Grâce à cette peau et ces paramètres, je peux donc reconstituer n’importe quelle forme de visage. Bien entendu, si je veux des subtilités, comme des fossettes ou des détails sur la peau, je passe ensuite à un outil de sculpture.

Un autre outil concerne le nez, qui comme je le disais plus haut est un point important. Les scientifiques se sont penchés sur le sujet depuis de nombreuses années, à commencer par l’école scientifique et artistique russe, jusqu’aux agences comme le FBI. Tout le monde a cherché une formule permettant de reproduire le nez à partir du crâne, et en particulier la « projection nasale », autrement dit la taille du nez. Ils sont arrivés à des formules à partir de statistiques ; elles s’avèrent relativement fiables sous réserve de savoir les interpréter. Je pense ici à une formule russe très performante mais longtemps mal interprétée et que l’on a redécouverte dernièrement.

En ce qui me concerne, j’ai créé un script Python sous Blender qui permet de réinjecter ces équations, et en fonction d’un certain nombre de petits objets que je vais placer sur le crâne, je vais obtenir une approximation du nez.

Le crâne fournit déjà des informations (largeur, emplacement, etc) mais pour la projection, l’épaisseur, ce sont les équations qui font une synthèse de différents calculs et me donnent un résultat le plus proche possible de ce qu’on pense être la réalité… Avec beaucoup de guillemets et de précautions !

3DVF : Une dernière question concernant les reconstructions faciales : ces dernières années, le sujet a été mis en avant auprès du grand public avec des réactions assez passionnées, comme pour le fameux visage de Robespierre par Philippe Froesch et son équipe. On a pu constater que ce genre de travail prend un aspect politique, et crée la polémique : l’apparence visuelle donnée à des figures emblématiques soulève des débats lorsque ces apparences sont perçues comme trop laides, trop esthétiques, etc. Que t’inspire ce type de réaction ?

Pour avoir travaillé avec des archéologues sur des sujets très variés, il est clair que le politique fait très souvent son entrée dans les recherches archéologiques. Ce fut notamment le cas lorsque j’ai travaillé sur un film qui parlait du peuplement du Pacifique par les peuples austronésiens. Les recherches des archéologues sur le terrain étaient fréquemment utilisées par les mouvements politiques, par exemple des courants indépendantistes ou des mouvements de reconnaissance, car en retrouvant leur histoire les gens pouvaient reconfigurer les cartes politiques, se découvrir de nouveaux ancêtres.

Pour ce qui est de Robespierre, je ne me suis pas beaucoup intéressé au sujet car il ne s’agit pas d’une reconstruction à partir d’un crâne mais à partir d’un masque mortuaire. Or il y a peu de chances qu’après avoir guillotiné Robespierre, on ait laissé faire le masque mortuaire d’une personne que l’on cherchait à effacer de l’histoire. Donc déjà, je pense qu’ils sont partis sur une mauvaise base scientifique.
Après, Robespierre est effectivement quelqu’un que l’on a beaucoup diabolisé, avec une envie par certains de restituer la « laideur de son âme » par une laideur de visage. Il y a donc effectivement quelque chose de très politique.

Ci-dessus : reconstitution du visage de Robespierre par Visualforensic, société de Philippe Froesch.

Par ailleurs, la qualité technique et la qualité graphique des reconstructions de Philippe Froesch sont remarquables. Scientifiquement ça pose d’autre problèmes ; la plupart des restitutions que l’on connaît de cette équipe sont plutôt tournées vers le grand public, nous ne travaillons donc pas forcément dans les mêmes directions scientifiques.

Page suivante : suite de l’interview avec reconstitution de Versailles à l’époque de Louis XIV, open source, Blender.

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