Ghost of a Tale : une épopée de 5 ans pour un somptueux jeu sous Unity

Ghost of a Tale
 
 
3DVF : Quelques mots sur le lighting, point toujours délicat à gérer dans un jeu vidéo, notamment dans des décors sombres ? Quelle a été ton approche sur le lien entre lighting et gameplay (guider le joueur, ne pas le perdre) ?

Seith : Ce qui m’a avant tout guidé, c’est l’aspect esthétique, même si évidemment il fallait que ça fonctionne au niveau du gameplay.

Sur le plan technique, je n’ai pas utilisé l’illumination globale : j’aurais voulu, mais les inconvénients sont trop importants sous Unity, avec beaucoup de précalculs (lightmaps, shadow maps…). Ayant utilisé CryEngine avant, et son approche très temps réel, c’était exclu pour moi.
Résultat, dans Ghost of A Tale, toutes les lumières et toutes les ombres sont dynamiques. Rien n’est baké, ce qui est presque suicidaire et rarissime dans les jeux actuels.
Ca nous a permis de travailler sur certains points comme le cycle jour/nuit, même si c’est désormais possible en illumination globale. Je pense par exemple chez Ubisoft avec Assassin’s Creed Origins et Odyssey. De mémoire, il me semble qu’ils font du blending avec 5 ou 6 light maps réparties sur l’ensemble de la journée, ce qui permet de gérer la progression du soleil. Au final ils ont le beurre et l’argent du beurre : du lighting qui semble temps réel, tout en ayant de l’illumination globale. Mais nous ne sommes pas Ubisoft…

Notre système jour/nuit n’était pas en place dès le départ. Il a été implémenté après la découverte d’un système dédié dans l’asset store Unity, que j’ai pu modifier et intégrer.
De là, j’ai pu jouer avec les personnages, faire en sorte que les actions diffèrent le jour et la nuit.

En plus de notre éclairage dynamique, une passe d’ambient occlusion permet de parfaire le rendu et d’avoir un semblant d’illumination globale.

A ce propos, les dernières cartes Nvidia RTX me semblent vraiment intéressantes. Pas tellement pour les reflets temps réel, mais plutôt pour ce que ça peut amener sur l’illumination globale avec un fonctionnement différent des approches courantes (par exemple les systèmes à base de voxels). Comme c’est du raytracing, ça peut être aussi précis que nécessaire. J’attends vraiment que ça entre dans la norme, que tous ces effets d’éclairage soient temps réel et simples à mettre en oeuvre.

Ghost of a Tale

Ghost of a Tale

3DVF : Le jeu est déjà disponible sur PC, mais aussi en preview sur Xbox One et bientôt sur PS4. Comment as-tu abordé l’aspect multiplateforme ?

Ici, encore une fois, chapeau à Unity. En dehors de subtilités vraiment spécifiques à la Xbox One, gérées par Cyrille Paulhiac, le code est identique à 99% entre PC et Xbox One et le déploiement très simple. Ceci dit, sur d’autres moteurs comme Unreal Engine, c’est devenu la norme aussi.

Le déploiement sur consoles fait par contre réaliser le besoin d’optimisations, pas pour enlever des fonctionnalités mais pour recoder, repenser des systèmes pas assez performants. Il a donc fallu beaucoup de travail à ce niveau, mais l’intérêt est que cet effort bénéficie aussi à la version PC, ce qui est très positif !

Dernier point : nous avons fait l’impasse sur les anciennes consoles (360, PS3) à cause de points techniques comme la tessellation, qui n’était pas gérée.

3DVF : As-tu déjà un planning des sorties sur console que tu puisses communiquer ?

Pas officiellement pour le moment. Nous travaillons avec Microsoft sur le processus de certification pour la déclinaison Xbox One. La version PS4 va être sous-traitée à un studio français, grâce aux entrées d’argent liées à la version PC. La sortie devrait se faire début 2019 mais rien d’officiel pour le moment, nous communiquerons sur le site du jeu le moment venu.

Ghost of a Tale
 
Ghost of a Tale
3DVF : Puisque l’on parle d’optimisations et d’améliorations… Quelques mots sur le processus de debug, tests, gestion des retours ?

En interne, j’ai passé pas mal de temps à mettre en place des outils utiles au debug et au testing. Comme dans tous les studios, c’est indispensable de comprendre ce qui se passe réellement dans le jeu.
Nous avons eu beaucoup de testeurs sur la version early access, avec énormément de retours et surtout une chance : le jeu attire des gens plutôt sympa. On a évidemment pu avoir des joueurs frustrés de ne pouvoir jouer à cause d’un problème technique, mais en général nous avons pu les aider. Ca, c’est pour la phase de développement.

Après, quand le jeu est sorti, nous avons malheureusement découvert que les tests que nous avions faits, et la façon dont nous les avions faits, n’étaient pas suffisants. Si vous avez suivi le lancement, le jeu n’était clairement pas au niveau où il devait être.
Nous avions pourtant fait appel à une douzaine de testeurs différents, avec des configurations très variées, nous avions même engagé une entreprise canadienne spécialisée dans le testing… Ce n’est pas comme si nous n’avions rien fait, loin de là ! Mais du jour au lendemain, on a eu des milliers de joueurs qui ont commencé le jeu. Et nous n’étions pas du tout prêts.

Ca a été une grande leçon pour moi. J’ai été touché personnellement, ce fut très dur et j’étais navré de l’impression donnée. J’ai même posté une note sur Steam expliquant que si j’avais pu, j’aurais remis le jeu en early access.

Ghost of a Tale
Seith  : On a passé 10 ou 11 jours à sortir patch sur patch. Ensuite, la stabilité était vraiment améliorée et le jeu au niveau, même si évidemment d’autres soucis, parfois insignifiants, ont été réglés par la suite et continuent de l’être. Je suis très content du niveau actuel.

Le problème de cette douzaine de jours avant d’atteindre un niveau acceptable, c’est qu’il était trop tard pour les critiques. On a eu de bons échos, mais beaucoup d’articles sortis le jour du lancement ou plusieurs jours après mentionnaient les bugs et soucis techniques, à raison. Face à ça, j’ai fait 2 ou 3 nuits blanches, pour régler au plus vite les problèmes.

L’autre point gênant, c’est que jusqu’à présent les jeux vidéos ont été critiqués comme des films, sans tenir compte des développements ultérieurs, patchs, mises à jour. Lorsque les bugs sont éliminés, les articles ne sont plus à jour mais dans bien des cas restent figés et forgent la réputation du jeu. A l’heure actuelle Ghost of a Tale est un des jeux Unity qui tournent le mieux, et a très peu de bugs…

Je sais que ce probleme touche aussi les jeux AAA qui sont, dans certains cas, bourrés de bugs au lancement. Mais les gros studios ont l’habitude et les ressources, et ça n’impactera pas les ventes. Pour une petite entité ce n’est pas la même chose.

En tous cas, face à cette situation, tout ce qu’on a pu faire, on l’a fait.

Ghost of a Tale
 
Ghost of a Tale
3DVF : Comment as-tu géré l’aspect financier du projet ?

La campagne a fait rentrer de l’ordre de 35 000€, après distribution des contreparties (il y avait notamment des goodies physiques). Ce qui est évidemment très peu.
Je ne me suis pas payé, j’ai vécu sur des économies, sans m’en plaindre publiquement puisque c’était mon choix.

Nous avons été épaulés par Microsoft qui avait remarqué le jeu. Ils nous ont envoyé une Xbox One pour faciliter le développement, ainsi qu’un peu d’argent. Je ne peux pas donner le montant exact, mais on ne parle évidemment pas de millions d’euros.
Ca a vraiment aidé, même si ce n’était pas suffisant pour les 5 ans de développement.

C’est la version early access qui a été très importante et nous a permis de lever le budget nécessaire pour boucler le développement. Mais à la fin du projet, très clairement, il n’y avait plus beaucoup d’argent sur le compte de la société. On ne roulait vraiment pas sur l’or.

Heureusement la sortie du jeu s’est bien passée, même si on n’est pas sur des chiffres de chéris du jeu indépendant comme Inside ou Firewatch. Mais nous avions 0 marketing, 0 publicité, 0 contact dans la presse. Il n’y avait quasiment que l’équipe de Gamekult qui nous aimait bien et avait mis en avant le jeu.
C’est un point important : si on ne va pas parler aux journalistes, personne n’est au courant de la sortie du jeu. Encore aujourd’hui, de nombreuses personnes découvrent le jeu et s’étonnent de ne pas en avoir entendu parler plus tôt.

Au final, les ventes nous ont permis d’avoir suffisamment d’argent pour voir l’avenir avec sérénité. Pour moi c’est le plus important, avec le fait d’avoir pu garder le contrôle sur tout le jeu, sans être soumis à la volonté de qui que ce soit.

C’était primordial pour moi d’avoir cette liberté après de nombreuses années dans de grosses équipes, où quoiqu’il arrive le projet se fera, avec ou sans toi. Là, c’était totalement différent : si je ne travaillais pas sur le jeu, il n’avançait pas. Ca met une forme de pression, mais c’est très agréable tout de même.

Ghost of a Tale

Ghost of a Tale
3DVF : Avec le recul, as-tu des regrets, des choses que tu ferais différemment, en dehors de ce que nous avons déjà évoqué ?

A part la gestion de la sortie, le fait qu’il aurait fallu rester un mois de plus en early access, je ne sais pas. Le projet a été très difficile mais tout a été l’occasion d’acquérir de l’expérience et d’apprendre, de rencontrer des gens talentueux. Pas tellement de regrets donc ; j’aurais évidemment bien aimé que ça se fasse plus rapidement, mais je n’ai jamais perdu l’envie de travailler. Peut-être  faire appel plus tôt aux services de certaines personnes que j’ai rencontrées au fil du développement.

3DVF : Inversement, qu’est-ce qui te rend le plus fier sur l’ensemble de ce périple ?

Je suis vraiment content du résultat sur le plan artistique. Pendant des années, l’aspect visuel était sympa mais pas au niveau. J’ai réussi, dans les derniers mois, à améliorer séparément les éléments et à produire quelque chose qui a l’air d’avoir une direction artistique, des choix assumés. Je ne parle pas de la modélisation, mais bien du look du jeu, de l’éclairage, des effets qui donnent à Ghost of a Tale son identité. Ce n’était pas gagné.

Autre point très positif, la rencontre des collaborateurs sans qui le projet n’aurait jamais été à terme.

Ghost of a Tale
3DVF : Tout à l’heure tu parlais de nuits blanches : y a-t-il eu une tentation de faire du « crunch », de travailler plus que de raison ?

Non. Je pense que c’est une des raisons qui m’ont permis d’éviter le burnout ou autre : j’ai toujours travaillé normalement et « raisonnablement ». Ou plutôt, je travaillais beaucoup, mais moins que certaines personnes que je connais.
Mon planning approximatif : de 9h du matin jusque midi, une pause pour manger, je reprenais jusque 6 ou 7h, nouvelle pause, puis reprise de 20 à 22h. Ca m’a permis d’avoir une hygiène de vie correcte, ne pas délirer en poursuivant des idées jusqu’à 3h du matin qui se transforment en grasse matinée et débutent un cercle vicieux.

3DVF : Que penses-tu de l’état actuel de Unity et que voudrais-tu voir arriver dans les futures versions ?

Sans doute l’illumination globale / le raytracing dont on parlait plus haut. Je sais bien que Unity met en avant des techniques d’illumination globale déjà présentes, mais elles sont inutilisables en production sur des mondes ouverts/pseudo-ouverts, interconnectés.
Et j’aimerais surtout que l’on puisse utiliser ces nouvelles techniques sans avoir à faire quoi que ce soit. L’éclairage ne devrait pas nécessiter des heures de baking, tout devrait être simple, efficace. Pour l’heure, le lighting reste le grand drame de la 3D.

Je teste la version 2018.2 en ce moment, il y a déjà des améliorations. Il faut bien voir que Ghost of a Tale tourne sur une version déjà ancienne de Unity : nous étions sur la 5.4 ou 5.5, et récemment nous l’avons passé sur la 2017 pour avoir des bénéfices sur les consoles. On n’a donc pas encore utilisé toutes les dernières innovations visuelles et les améliorations des trois dernières années en termes d’efficacité, simplicité, stabilité.
Le prochain jeu devrait donc être bien meilleur.

Ghost of a Tale
3DVF : Puisque tu parles d’avenir, et comme toutes les déclinaisons du jeu seront lancées d’ici quelques mois... Quels sont du coup tes projets à plus long terme ?

J’aimerais continuer à travailler dans le jeu vidéo, la dimension interactive est géniale et j’adore l’immédiateté des retours du public. Pour un film d’animation, la sortie se fait alors qu’on a arrêté de travailler dessus depuis des mois, tandis que pour un jeu, grâce au dématérialisé et aux patchs, on a tout de suite les avis, souvent positifs, des personnes qui jouent.

C’est une expérience qui m’a beaucoup plu, qui est extrêmement gratifiante malgré les quelques difficultés.

A titre personnel je pense et j’espère pouvoir faire un autre jeu qui serait une continuation du premier, mais pour le moment aucune annonce.
Lancer un nouveau projet nous permettrait de bénéficier de l’expérience acquise, de proposer un meilleur jeu à l’arrivée et d’éviter les pièges passés.

Pour en savoir plus

– Le site officiel de Ghost of a Tale ;

– Le jeu est disponible sur Steam et Good Old Games (22,99€ à la date de mise en ligne de l’article) ou directement sur le site officiel (21,99€). Comme indiqué dans l’article, des versions finalisées seront proposées à l’avenir sur Xbox One et PS4 ;

Ghost of a Tale
Chargement....

A Lire également