Laval Virtual 2018, le salon fête sa 20ème édition

Naomi Roth 
Naomi Roth : comment la réalité virtuelle influe sur nos choix et comportements

Naomi Roth, spécialiste de la réalité virtuelle, est à l’origine du groupe d’échange en ligne Virtuality for Reality, qui vise au dialogue autour des usages concrets de la réalité virtuelle. Elle nous a proposé une conférence sur l’impact de cette technologie sur nos décisions et actions.

 


La conférence s’est appuyée sur de nombreux exemples qui, au-delà de la technologies, nous montrent que la réalité virtuelle peut avoir des effets très concrets. Une prise de recul passionnante, dont voici un aperçu.

 

Naomi Roth
Naomi Roth durant Laval Virtual 2018

 

Naomi Roth a tout d’abord évoqué une enquête du média Vice autour d’une expérimentation dans le Colorado (vidéo ci-dessous). L’Etat avait mis en place un programme visant à libérer des prisonniers incarcérés en tant que mineurs et ayant déjà purgé 20 ans de leur peine. Problème : ces personnes ont grandi dans un monde très éloigné de la réalité actuelle, et n’ont souvent pas eu l’opportunité de pratiquer des tâches aussi banales que faire une lessive ou des courses. Comme ils ont été incarcéré dans les années 80 et 90, ils n’ont par ailleurs jamais utilisé de smartphone.

 

La réalité virtuelle est ici employée pour leur donner l’occasion de découvrir le monde extérieur, comprendre le fonctionnement des caisses automatiques dans les supermarchés, maîtriser la marche à suivre dans une laverie. Autant de tâches anodines en apparence mais dont la maîtrise facilitera leur réinsertion.

 

Le soi, un processus et non un élément figé

Naomi Roth est ensuite revenue sur différentes recherches qui montrent la façon dont on peut altérer la perception du soi.

L’illusion de la main en caoutchouc, par exemple, consiste à masquer l’avant-bras d’un sujet et à placer dans son champ de vision une main factice. On reproduit ensuite des actions identiques sur les deux mains (contacts physiques aux mêmes endroits, par exemple) : au bout de quelques minutes, le sujet s’approprie la fausse main, le cerveau devenant convaincu qu’il s’agit bien de la main réelle. Une des conséquences : si l’on frappe sans prévenir la fausse main, le sujet aura un mouvement de recul identique à celui qu’il aurait pour protéger son membre. Autre effet : si on demande au sujet, les yeux fermés, de pointer du doigt l’emplacement de sa vraie main, il aura tendance à montrer la main en caoutchouc.

 

Ce type d’expérience fonctionne aussi à plus grande échelle. Le concept The Machine to Be Another, par BeAnotherLab, s’appuie sur la même illusion mais à l’échelle du corps complet.
Deux personnes sont au coeur de cette expérience :
– la personne « utilisatrice » porte un casque de réalité virtuelle et des écouteurs ;
– la personne « actrice », qui porte un casque mais aussi une caméra filmant son point de vue.
Le casque de la personne « utilisatrice » affiche ce que filme la caméra de la personne actrice ; cette dernière a pour tâche de calquer ses mouvements sur la première.
Autrement dit : les deux personnes font les mêmes mouvements de façon quasi simultanée, et l’une d’elle voit le monde du point de vue de l’autre. Les deux sont placées dans des environnements identiques (assises sur une chaise devant une table, par exemple) pour compléter l’illusion.Le résultat est qu’il devient possible pour la personne « utilisatrice » de se glisser dans la peau de l’autre. Le projet a été employé dans des situations très variées : sujet qui change de genre, de couleur de peau, échanges entre personnes valides et non valides…

L’idée est de produire une « machine à empathie », et l’avantage du procédé est son coût très faible.


The Machine To Be Another – Art investigation from BeAnotherLab on Vimeo.


The Machine to Be Another – Classic Set up – Experimental Conditions from BeAnotherLab on Vimeo.

 

Ces expériences nous renvoient à la notion de « Homoncular Flexibility », explorées entre autres par Jaron Lanier dès les années 80. En neurosciences, l’homoncule sensitif et l’homoncule moteur correspondent à l’organisation à la surface du cerveau de la façon dont nous ressentons et commandons notre corps. L’idée mise en avant par Lanier est que cette perception est flexible, et qu’il n’y a pas besoin d’un avatar très précis pour qu’on puisse s’identifier à lui en réalité virtuelle.
Mieux : Ann Lasko, chercheuse et collègue de Jaron Lanier, avait eu l’idée de créer un avatar en forme de homard. Malgré les différences anatomiques énormes, Jaron Lanier explique qu’en proposant des contrôles issus d’une combinaison de membres humains, des sujets ont réussi à contrôler l’avatar de homard sans problème, malgré les membres supplémentaires.
Preuve, donc, de la plasticité de la façon dont nous représentons notre corps.
Naomi Roth a évoqué d’autres expériences telles que Future Self, qui comparait le comportement de deux groupes d’étudiants :
– le premier, sans expérience préliminaire, pour servir de témoin ;
– le second participait d’abord à une expérience de réalité virtuelle les mettant dans la peau d’avatars simulant leur apparence avec quelques dizaines d’années de plus.
Un questionnaire était ensuite administré.
Une des découvertes : dans les questions financières, le second groupe d’étudiants décidait de mettre deux fois plus d’argent de côté en prévision de leur retraite.

 

 

Des expériences similaires ont été tentées (entre autres par Domna Banakou et Raphaela Groten) en mettant des adultes dans la peau d’enfants virtuels. Là encore, l’illusion fonctionne.

Quand l’avatar guide les décisions

Nick Yee et Jeremy Bailenson, de leur côté, ont introduit en 2007 la notion de Proteus Effect, dans le cadre de leurs recherches. Ce phénomène est voisin de celui de l’appropriation d’un avatar, mais va plus loin : l’idée est que les caractéristiques d’un avatar influent sur le comportement.

Concrètement, un individu va associer son avatar à des normes sociales ; il va ensuite avoir tendance à reproduire ces normes et à modifier son comportement pour le rapprocher de ce qu’il pense être le comportement de son avatar.

Un exemple concret : Gunwoo Yoon et Patrick T. Vargas (publication Know Thy Avatar: The Unintended Effect of  Virtual-Self Representation on Behavior, 2013) ont demandé à des sujets de jouer à un jeu vidéo, puis de participer à un test de dégustation, sans leur expliquer que les deux étaient liés. Dans le second test, ils devaient verser (selon le cas) du chocolat ou de la sauce piquante dans une cuillère, pensant qu’elle allait être dégustée par une tierce personne : ils avaient le choix de la quantité.
L’expérience a montré qu’incarner un avatar de super-héros, neutre ou d’antagoniste dans le jeu influait sur ce test culinaire. Ceux qui avaient joué un antagoniste mettaient davantage de sauce piquante, et si l’aliment était du chocolat, ce sont les super-héros qui étaient les plus généreux.

La recherche a également permis de soulever des questions en lien avec les contenus violents, par exemple avec les recherches d’Eric Uhlmann et Jane Swanson sur les jeux violents et l’agressivité, en 2004, ou avec la méta-analyse de Craig A. Anderson et al. l’année d’avant.

 

Autre sujet d’étude : l’impact de la sexualisation ou non des avatars sur la perception du soi chez les femmes. Les travaux de Jesse Fox, Jeremy N. Bailenson et Liz Tricase en 2012 (The embodiment of sexualized virtual selves: The Proteus effect and experiences of self-objectification via avatars) vont dans le sens d’une influence à ce niveau : incarner un avatar sexualisé accentuerait l’auto-objectification et l’acceptation de mythes erronés concernant le viol.

Avatars
Ci-dessus : avatars utilisés dans la publication de Jesse Fox & al.

 

Naomi Roth

 


Addictions et phobies

La réalité virtuelle a également un impact sur certaines addictions (il semble qu’elle soit efficace pour le sevrage tabagique), mais aussi pour contrer les phobies. Ce sujet est très largement étudié depuis plusieurs décennies, et mis en application pour traiter le vertige, la claustrophobie, l’agoraphobie, la peur de parler en public ou encore la peur des araignées.

Au-delà des recherches sur le sujet, Naomi Roth a donné l’exemple de la vidéo ci-contre, dans laquelle des personnes utilisant le réseau social VRChat témoignent de l’impact qu’a eu le système sur leur vie hors de la réalité virtuelle.

 

 

Une technologie à double tranchant ?

La réalité virtuelle semble donc avoir un énorme potentiel, du fait que l’incarnation d’un avatar et le vécu des situations y sont apparemment bien plus profonds que ce que génère une simple vidéo non immersive ou un jeu vidéo classique.

Il peut donc être tentant d’y voir une solution pour développer l’empathie. C’est ce qu’ont mis en oeuvre des projets tels que Being Homeless (vidéo ci-dessus, application gratuite sur Steam) qui nous propose de rentrer dans la peau d’une personne n’ayant plus les moyens de payer un logement.

 

Dans la même lignée, la vidéo immersive Clouds Over Sidra (ci-dessous, application disponible en ligne) a pour but de s’appuyer sur cette empathie pour lever des fonds en faveur des réfugiés syriens.

 

 

 

 

Inversement, les effets cités plus hauts pourraient tout aussi bien être utilisés à mauvais escient. Dans un contexte où les craintes de manipulations d’élections se multiplient, la réalité virtuelle devient, pour reprendre la citation de Jeremy Bailenson mise en avant par Naomi Roth, « comme de l’uranium ; elle peut réchauffer votre foyer ou détruire une nation ».

Prudence et mesure

Attention toutefois à ne pas porter trop vite la réalité virtuelle aux nues, ou à la brûler pour les mauvais usages qui pourraient en être faits. Pour Naomi Roth, l’important est d’encourager la prise de conscience de nos biais et de ce qui nous influence, ainsi que de l’impact de la réalité virtuelle sur ces biais.
Il faut également éviter de tenter de créer de l’empathie de façon non réfléchie, a insisté Naomi Roth : traumatiser les personnes via des expériences VR n’a que peu de sens, et l’accompagnement est indispensable.

 

 

Autre point à garder en tête : tous ces effets ne durent pas forcément. Naomi Roth a cité des projets comme Equal Reality, qui visent à combattre le racisme et favoriser l’inclusivité en permettant d’incarner une personne d’une autre couleur de peau ou genre.
Employé entre autres dans les forces navales australiennes, ce projet et les concepts de ce type ont apparemment un effet bien réel sur les biais comme le racisme, mais qui s’estompe au bout d’une semaine.
Comme l’a souligné Naomi Roth lors des questions qui ont suivi son intervention, la réalité virtuelle n’est pas la machine ultime à empathie : elle comporte elle-même des limites importantes.

Cela n’empêche pas de garder à l’esprit usages utiles et dangers potentiels ; il faut juste avoir du recul, prendre en compte les avancées de la recherche, ouvrir le débat.

En somme, exactement ce que proposent les conférences du VRIC en invitant des spécialistes comme Naomi Roth.

 

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