Character Linker
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Comment Pixar améliore la diversité de ses personnages

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Ces dernières années, les studios Pixar ont fait plusieurs pas en direction d’une plus grande diversité dans leurs films d’animation. Une démarche qui se traduit derrière la caméra (Alerte rouge de Domee Shi est le premier des films du studio entièrement réalisé par une femme) mais aussi devant la caméra, avec des films d’animation tels que Soul, Alerte Rouge.

Au SIGGRAPH 2022, Pixar nous en dit un peu plus sur la manière dont cette volonté se traduit au sein du processus créatif, jusque dans les personnages secondaires, avec un outil dédié et une réflexion sur plusieurs années.

Soul et biais inconscients

Durant la production de Soul, le studio voulait coller à la réalité des quartiers de New York représentés à l’image : l’idée était que l’on verrait dans les foules et personnages d’arrière-plan 80 % de personnes issues de minorités (Afro-Américains, latinos, personnes d’origine asiatique, etc) et 50 % d’hommes et de femmes. Une bibliothèque de personnages correspondant à cette volonté fut donc créée. De cette manière, les foules générées aléatoirement auraient les bonnes proportions.
En pratique cependant, pour les personnages d’arrière-plan choisis manuellement, la même répartition était très différente : selon les calculs fait manuellement par l’équipe, sur les trois premières séquences entamées au début de la production, on trouvait 50 % de personnes issues de minorités, 70 % d’hommes.

Cela posait deux problèmes :

  • une diversité très inférieure à la direction artistique voulue, et absolument pas représentative des quartiers bien réels qui inspiraient le film ;
  • une partie des personnages se trouvaient utilisés bien trop souvent : 20 % d’entre eux étaient visibles 50 % du temps.

Un biais inconscient de la part des équipes avait donc fait dériver l’objectif, mais ces statistiques permirent d’ajuster le tir et, sur l’ensemble du film, on trouve 80 % de minorités, 48 % d’hommes, 52 % de femmes, un résultat quasi identique à la volonté de départ.

Pour Pixar, la conclusion était claire : disposer de statistiques automatisées aurait été d’une grande aide afin que l’équipe puisse, si elle le souhaitait, disposer d’éléments concrets pour contrer d’éventuels biais inconscients.

Soul
Crédit : Disney-Pixar

Ce type de réflexion n’est pas nouveau, comme l’explique l’équipe dans la présentation dévoilée au SIGGRAPH : des entités et initiatives ont déjà montré l’intérêt de mesurer la diversité, comme le Geena Davis Institute on Gender in Media, la Netflix + USC Annenberg Inclusion Initiative. La seconde a par exemple permis de souligner que la présence de rôles féminins parlants au sein des films les plus populaires aux USA était d’environ 34 % seulement en 2019, un chiffre stable depuis 10 ans. Les statistiques montrent par exemple que la part de femmes réalisatrices varie du simple au triple selon le studio : une analyse étant alors de voir dans ces disparités le reflet de choix et biais de recrutement, conscients ou non, et non pas un supposé déficit de femmes réalisatrices compétentes.

Reste à voir comment faire évoluer la situation. Dans sa présentation, Pixar souligne que comme un petit nombre de studios domine le box-office, ceux-ci ont un rôle potentiel énorme sur les représentations vues par le public.
Plutôt que d’attendre que les rapports évoqués plus haut soient mis à jour, une fois que les films sont sortis, les gros studios qui souhaitent plus de diversité dans leurs projets peuvent par conséquent choisir d’agir en amont, pendant la création des films.

Characater Linker : le chaînon manquant vers plus de diversité ?

D’où l’idée de mettre en place un outil au sein du pipeline de Pixar permettant de mesurer la diversité en prenant en compte tous les personnages d’un film donné, appelé Character Linker.

Character Linker
Character Linker
Crédit : Disney-Pixar

Ci-dessus à gauche, l’outil affiche tous les personnages du film.
À droite, les personnages de la séquence sélectionnée.
En bas, des statistiques sur leur répartition dans différentes catégories : genre, ethnicité, âge, morphologie, etc.
L’affichage des statistiques peut se faire sous forme de camembert mais aussi de barres : dans ce cas, Character Linker affiche aussi, s’il y en a, l’objectif ciblé pour le film.

On peut par exemple utiliser l’outil pour ajuster les personnages d’une scène. Une cour d’école manque de jeunes filles ? Il suffit alors de cliquer sur les parts de camembert « young » et « female », afin d’afficher à gauche les personnages de la bibliothèque qui correspondent, puis sélectionner un ou plusieurs de ces personnages et les ajouter à la séquence. Les statistiques de la scène sont ajustées en temps réel.
Character Linker gère aussi les « lineups » de personnages : des groupes précis comme, pour reprendre l’exemple de Pixar, des personnes travaillant sur un chantier visible dans le film.
Il est également possible de visualiser ces chiffres à l’échelle d’un plan, d’un acte du film, ou du film entier.
Mieux encore : une fois les personnages placés dans une scène, on peut disposer de chiffres sur leur temps effectif de présence à l’écran, mais aussi sur leur visibilité à l’image (un personnage distant ou coupé par le cadre est moins visible qu’un personnage en gros plan).
Enfin, les métadonnées OTIO (OpenTimelineIO) issues des dialogues audio permettent d’avoir des chiffres sur le temps de parole des personnages et groupes de personnage.

En coulisses, Character Linker s’appuie sur quatre étapes :

  • le tagging des personnages ;
  • l’identification, plan par plan, de la présence des personnages et de leur degré de visibilité ;
  • l’agrégation des données ainsi générées ;
  • leur visualisation.

Du côté technique, Pixar explique que l’identification se fait via une base de données tenue à jour lors du traitement des plans de la production, grâce à l’analyse des fichiers USD de ces plans (pour chaque frame, on calcule quels personnages sont visibles, et leur degré de visibilité dans l’image). L’usage d’USD plutôt que de faire des rendus finalisés permet de traiter plus rapidement les scènes.
L’agrégation va ensuite consister à récupérer ces données, les condenser pour en tirer les statistiques voulues. Elle se fait chaque nuit.

Mise en pratique avec Alerte Rouge

Le film Alerte Rouge a été l’occasion d’utiliser Character Linker. La réalisatrice Domee Shi avait le sentiment que l’école de l’héroïne, censée se situer dans le Chinatown de Toronto, ne collait pas à la réalité : il y avait trop peu d’élèves ayant des origines en Asie orientale, et elle en voulait deux fois plus. Character Linker a permis à l’équipe crowds d’analyser les personnages, et de constater que 20 % des élèves étaient originaires d’Asie orientale. Ils ont alors ajusté quelques groupes clés de personnages qui avaient une forte présence à l’écran, et ce taux est passé à plus de 40 %. Le résultat, approuvé par la réalisatrice, aida à valider l’utilité de Character Linker, qui avait donc permis d’agir rapidement et efficacement pour coller à la vision artistique du projet.

Alerte Rouge et son école.
Crédit : Disney-Pixar

Quelles pistes pour l’avenir ?

Pixar explique que si Character Linker est utile, son outil mérite tout de même des améliorations.
Par exemple, la visibilité à l’écran pourrait être affinée : un personnage au centre de l’écran ou mis en valeur par l’éclairage a plus d’impact qu’un personnage dans un coin sombre de l’écran. Les techniques de machine learning pourraient aider à pondérer la visibilité par cet impact plus ou moins grand qu’ont les pixels aux yeux des spectateurs.
En outre, les assets sont régulièrement personnalisés sur certains plans : Pixar donne l’exemple de fauteuils roulants, souvent ajoutés à la main et non pas présents dans les assets de départ. Pouvoir les suivre par des statistiques serait sans doute utile.

Pixar souligne également que son système a des limites et fait face à des défis. Il est évidemment difficile de l’appliquer dans certains contextes comme les films avec des personnages non humains. De plus, la diversité ne se limite pas à l’apparence des personnes : elle peut aussi passer par le storytelling, comme l’a montré le couple du très récent Buzz L’Eclair (voir notre interview du réalisateur et de la productrice, qui évoque cet aspect de diversité).
Par ailleurs, appliquer des labels implique des choix qui ne sont pas neutres : on peut définir des catégories plus ou moins large, en choisissant par exemple de créer un label « Asie orientale » ou de scinder par zone géographique/pays (Japon, Chine, Corée…). Sans compter les personnes ayant des origines mixtes.

En clair : il convient de rester très prudent face à ces outils, qui ne sont pas une solution miracle applicable aveuglément. Les catégories étudiées, les tags utilisés sont susceptibles d’évoluer d’un film à l’autre et doivent être questionnés au fil des projets et du temps.

Enfin, l’équipe du projet explique avoir eu des craintes au départ : ce type d’approche peut générer controverses et critiques. Mais les personnes du studio ont rapidement accueilli l’initiative positivement. Character Linker a été vu comme un moyen de disposer de plus d’informations pour faire de meilleurs films, pas comme un outil de contrôle ou d’accusation.

Pour en savoir plus, une publication est disponible chez Pixar, en accès libre. Si vous disposez d’une accréditation SIGGRAPH 2022, vous pouvez voir la présentation vidéo du projet, plus détaillée.

Character Linker est présenté au SIGGRAPH 2022 par Paul J. Kanyuk, Mara MacMahon, Emily Wilson, Peter Nye, Jessica Heidt, Joshua Minor des studios Pixar, Gordon Cameron d’Epic Games.

Pour aller plus loin

  • Vous pouvez suivre 3DVF sur YoutubeTwitterInstagramLinkedInFacebook.
  • Ci-dessous, notre interview d’Angus MacLane et Galyn Susman de Pixar, sur Buzz L’Eclair : à partir de 1 minute 20, l’équipe discute du personnage d’Alisha et de la question de la diversité et sa représentation à l’écran.

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