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Edito : Joystick, quand l'humour se vautre dans le sexisme ordinaire

Mise à jour : ajout de la réponse complète de Joystick en fin d’article.

Lancé à la fin des années 80, le journal Joystick traite de l’actualité du jeu vidéo depuis plus de 20 ans. Si le mensuel pouvait faire figure de monument du secteur, le titre a au fil des années perdu de son doré, notamment suite aux passages successifs entre les mains de plusieurs groupes de presse (Hachette, Future, puis plus récemment Mer7), l’équipe à l’origine du succès du magazine étant partie depuis bien longtemps pour créer CanardPC dans son coin. Pour son numéro d’été, la ligne éditoriale de Joystick semble se doter d’un air de gentil brontosaure tant son parti pris semble dater d’un autre âge.

Cet article s’éloigne de la ligne habituellement relativement neutre de 3DVF, mais il nous semblait important d’aborder le sujet, au même titre que nous avons évoqué des thèmes comme l’utilisation d’étudiants payant le fait de travailler, la polémique récente autour des « Babes » et du projet de Feminist Frequency ou les pratiques de Prime Focus en Inde. Prendre conscience de certaines dérives du secteur 2D/3D au sens large et les pointer du doigt pour mieux les combattre est parfois une nécessité.

Depuis quelques jours, une polémique fait rage sur Twitter autour du numéro d’été de Joystick. En cause : un dossier-test sur le dernier Tomb Raider, qui ne fait pas dans la finesse et décrit une aggression sexuelle comme quelque chose « d’excitant ». Retour sur un naufrage…

Tomb RaiderLa couverture du numéro faisant débat, qui annonce la couleur. On regrettera au passage le caractère très approximatif de l’anatomie de Lara, dont l’épaule gauche semble se trouver derrière son omoplate.

Rappelons que le dernier Tomb Raider opère un reboot de la saga : les joueurs retrouvent une Lara plus jeune, au physique repensé et plus réaliste (exit, donc, ses proportions atypiques). L’histoire comporte ce qui ressemble fort à une agression sexuelle voire à un début de viol ; ce point avait créé une polémique importante lors du dernier E3. De nombreux médias spécialisés dans le jeu vidéo avaient fortement critiqué le contenu de la bande-annonce présentée ; en France, ce fut par exemple le cas du podcast Silence, On Joue ! d’Ecrans.fr.

Ci-dessous, la bande-annonce critiquée lors de l’E3, avec quelques images de l’aggression subie par Lara.

Joystick, de son côté, revient sur le jeu de façon radicalement différente : le journaliste met en avant cette tentative de viol comme un élément positif du jeu, faisant un parallèle avec les films de type « rape and revenge » mettant en scène une héroïne qui, violée, va recourir à la violence pour se venger de ses agresseurs.
La comparaison est évidemment pertinente, et on aurait aimé que le rédacteur développe son analyse. Las, les huit pages de l’article se vautrent malheureusement dans une certaine complaisance, pour ne pas dire une éloge malsaine de l’agression sexuelle de Lara Croft.

Petit florilège poétique :

Lara - Joystick

On note dans l’article de nombreuses références au champ lexical de la pornographie et du SM. Le problème, c’est qu’il ne s’agit absolument pas de cela ici : Lara n’étant pas consentante, parler de « SM » est totalement hors sujet.
Pire, l’auteur se lance plus loin dans un passage surréaliste :

Lara - viol


Apparemment, l’agression sexuelle/début de viol de Lara excite donc le rédacteur, dont le « si j’osais » n’est que pure forme.

Le problème, en résumé : sur plusieurs pages, l’auteur décrit de façon relativement positive un acte clairement subi, ce qu’il perçoit parfaitement. Ce faisant, il passe à la trappe toute notion de consentement.
L’argument selon lequel il parle du mécanisme scénaristique plus que de l’acte pourrait tenir… Si l’auteur n’avait pas employé des mots évocateurs comme « excitant ».

Nous vous conseillons pour plus d’exemples de lire l’article écrit par Mar_Lard sur le blog Genre!, qui revient de façon détaillée sur le sujet et détaille les problèmes créés par l’article, avec davantage d’exemples. Le point de vue présenté est d’autant plus intéressant que l’auteure est une gameuse féministe travaillant dans le secteur du jeu vidéo : difficile de l’accuser de méconnaître le domaine ou d’avoir des idées préconçues façon « familles de France ».

Pourquoi est-ce un problème ?

En dehors des raisons pouvant sembler évidentes, le contexte est important : historiquement très masculin, le secteur du jeu vidéo (qu’il s’agisse des professionnels ou des joueurs) a malheureusement tendance à verser régulièrement dans le sexisme ou les insultes envers les femmes en général et les joueuses en particulier. Ces dernières reçoivent à tour de bras insultes et propositions toutes plus fines les unes que les autres ( Fat, Ugly Or Slutty en est un très bon exemple : le site recense les insultes reçues par des utilisatrices du XBoxLive). La polémique récente autour des « Babes » et du projet de Feminist Frequency le confirme aussi : toute critique du secteur, si elle est faite par des femmes et évoque le sexisme, déclenche des réponses souvent violentes.

Il ne s’agit pas ici de basculer dans le « politiquement correct », de faire de la censure ou de mettre en place une « police de la pensée ». Simplement de constater que les joueuses sont une cible privilégiée d’attaques sexistes qui créent une ambiance néfaste pour elles comme pour les joueurs masculins, et que les articles comme celui publié par Joystick n’arrangent rien.

Le but n’est donc pas d’imposer un milieu gaming rempli d’arcs-en-ciel et d’amour universel, mais simplement de faire en sorte que les joueuses ne se sentent pas massivement rejetées.
Or, de fait, un article écrit sur le mode « une aggression sexuelle sur un personnage féminin emblématique et fort, c’est excitant » est une insulte envers les joueuses.

Pourquoi, Joystick, pourquoi ?

On peut évidemment s’interroger sur les raisons qui ont poussé Joystick à publier l’article en l’état.

Accident ? Cela semble peu probable : le dossier a été écrit par trois personnes (chacune ayant rédigé un article), et forcément relu par le rédacteur en chef. On peut supposer qu’entre deux et quatre personnes au minimum ont donc relu l’article.

Second degré ? Rien ne le laisse penser. Le parti pris assumé dès la couverture et dans les articles suivant rend d’ailleurs cette hypothèse peu probable, à moins que le numéro ne soit une vaste parodie de magazine sexiste sur les jeux vidéo. D’ailleurs, cette hypothèse vole en éclats  la lecture d’une réaction à la polémique par un des rédacteurs du journal, qui défend l’article tout en revenant sur une « esthétique SM » qui, là encore, fait l’impasse sur la notion de consentement et semble méconnaître la définition même du SM. Le second degré n’est pas évoqué.

Rédacteur

Dans le même temps, la rédaction a réagi – après le début de la polémique mais avant la publication de l’article cité plus haut – via son compte Twitter en se laissant du temps pour répondre, tout en taclant les critiques :

Joystick

Ceci étant dit, le second degré et l’humour ne sont pas, a priori, un problème lorsque l’on parle de viol. Comme le soulignait Desproges dans son réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen, l’essentiel est de savoir avec qui l’on rit, et contre qui. De nombreux comiques se sont attaqués au sujet de l’aggression sexuelle ou du viol avec succès, en se focalisant non pas sur les victimes, mais sur les violeurs et les aspects de la société favorisant le viol, on conduisant à minimiser son importance : pour quelques exemples sur le sujet, voir notamment l’article de Kate Harding listant une quinzaine de sketches (en anglais) traitant ce thème de façon originale et sans clichés.

Une autre hypothèse possible pour expliquer l’article fait appel à l’état actuel de la presse papier sur le jeu vidéo, en chute libre. Les magazines peinent à concurrencer les sites spécialisés, et les ventes accusent le coup. Jugez plutôt :

JoystickEvolution de la diffusion France payée du magazine Joystick, période 2006 – 2011. Source : OJD.

La situation économique de Joystick n’est pas un cas isolé : les chiffres de l’OJD pour d’autres revues le confirment, cette situation est une réalité pour la plupart des titres. Nintendo, le magazine Officiel s’est d’ailleurs arrêté avec le numéro de mai-juin, ne parvenant pas à retrouver un souffle suffisant malgré un profond changement de formule en 2010.

Dans ces conditions, certains pourraient imaginer qu’il puisse y avoir eu une volonté de faire grimper les ventes avec une couverture aguicheuse pour les joueurs masculins hétérosexuels et un contenu du même acabit. Le problème, c’est que de plus en plus de joueurs sont… des joueuses. S’aliéner une bonne partie de son lectorat potentiel, est-ce vraiment une bonne idée sur le long terme ?
De plus, ce type d’article jouant dans le domaine de la surenchère pourra-t-il vraiment lutter face aux sites spécialisés qui, eux aussi, utilisent régulièrement des concepts racoleurs comme des reportages « spécial babes » durant certaines conférences sur le jeu vidéo ?

La réponse de Joystick

Nous avons évidemment contacté la rédaction du magazine afin de leur permettre de réagir par rapport à cette polémique. Joystick nous a indiqué au travers du Rédacteur en Chef Adjoint du journal qu’une réponse serait publiée en début de semaine, mais souligne que ses « lecteurs et lectrices réguliers sont justement ceux que l’on a entendu le moins dans cette affaire », alors que le numéro au coeur de la problématique est en kiosque depuis le début de l’été. Insistant donc sur le fait que les plaintes sont « parties de Twitter mardi dernier », alors qu’il n’y a « pas une seule fois eu de quelconque plainte de [la part des lecteurs] », le Rédacteur en Chef Adjoint nous a informé qu’a priori « [leur] ligne éditoriale ne devrait pas changer » et qu’il « ne pense pas que des mesures soient prises pour les prochains numéros ».

EDIT : la réponse complète de Joystick

Le journal a posté lundi vers 17h une réponse détaillée sur sa page Facebook :

« Machisme puant », « incitation à la violence », « apologie du viol ». Voilà un condensé de ce que l’on a pu lire, principalement sur Twitter, au cours de ces derniers jours. À l’origine de ces accusations : notre dossier consacré à Tomb Raider dans le Joystick 8H (sorti le 3 juillet dernier). Si vous aimez le magazine, veuillez nous excuser, nous n’allons pas traiter cette affaire avec notre style décalé coutumier. Tout simplement parce que le procès est trop gros, les accusations trop graves, pour qu’on réagisse avec notre ton habituel. Nous allons donc être sérieux quelques minutes.
   
 Par où commencer ? Déjà par rappeler qu’il n’y a pas de viol, ni de tentative de viol, ni même d’agression sexuelle dans Tomb Raider. Une évidence que nous sommes contraints de repréciser, après avoir lu quelques tweets invraisemblables. Par ailleurs, le mot « viol » n’est employé qu’une seule fois dans notre article, précisément dans une phrase expliquant qu’il n’y a pas de scène de viol dans le jeu. Il n’y a évidemment aucune « apologie du viol » dans notre article. Pas plus qu’il n’y a de citations telles que « le viol, c’est génial », phrase que l’on nous a prêtée de manière arbitraire et fausse.
   
 Venons-en au passage particulièrement incriminé, celui où l’on ferait prétendument l’apologie du viol. Le voici : « Faire subir de tels supplices à l’une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c’est tout simplement génial. Et si j’osais, je dirais même que c’est assez excitant. » En effet, l’adjectif « excitant » n’a pas sa place à ce moment-là de l’article, à cause du double-sens malheureux qu’il peut suggérer. Le but de ce paragraphe, qui agit comme une première conclusion au cœur du dossier, est de résumer notre enthousiasme, notre excitation, au sujet du parti pris narratif des développeurs. Que vous le croyiez ou non, sachez que c’est l’idée de briser un personnage emblématique pour mieux le reconstruire qui nous a séduits et emballés. De plus, nous tenons à préciser qu’à aucun moment le fait que ce personnage soit une femme n’est entré en ligne de compte pour orienter notre article. Quand le personnage de James Bond est sali, battu et humilié dans Casino Royale, nous trouvons également cela « génial ».
 
 Voilà qui conclut cette mise au point visiblement nécessaire au sujet d’une polémique qui a pris des proportions inattendues. Nous adressons nos excuses aux personnes sincèrement heurtées par notre dossier. Nous en profitons aussi pour regretter que certaines personnes, y compris des confrères qui auraient aisément pu nous contacter, aient hurlé avec les loups (du retweet sauvage et incohérent, surtout) sans prendre la peine de vérifier si les accusations étaient fondées ou non. On met ça sur le compte de ce théâtre à double tranchant qu’est Twitter.

En clair, donc, Joystick rejette totalement les accusations, quitte à déformer au passage ces dernières. On pourra se demander si, pour James Bond, un vocable proche du champ lexical sexuel/porno est aussi employé. On pourra également s’interroger sur la pertinence de la dernière phrase, qui accuse directement les journalistes ayant critiqué Joystick.

N’hésitez pas à commenter l’article de Joystick, et à donner votre avis sur cette polémique (encore une fois, nous vous invitons à lire au préalable l’article publié sur le blog Genre!, qui donne une bonne idée du dossier publié par le magazine).

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