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Ecran d’Epingles : retour sur une technique d’animation atypique avec Alexandre Noyer

Ecran d'Epingles
A l’occasion du Festival d’Annecy 2018, nous vous avions proposé de découvrir une technique d’animation atypique et rare : l’écran d’épingles. Nous étions notamment revenus sur les initiatives des institutions (CNC, ONF) pour donner de l’essor à cette méthode.

Revenons à nouveau sur les écrans d’épingles dans ce dossier, cette fois en compagnie d’Alexandre Noyer. Alors que les organismes institutionnels se focalisent surtout sur l’exploitation du matériel créé par les inventeurs de la méthode, il a choisi une autre approche, complémentaire : la création de nouveaux écrans.

L’interview est l’opportunité pour nous de vous présenter à nouveau le fonctionnement de la méthode, ses origines, mais aussi d’aborder la manière dont les techniques modernes facilitent la création et l’utilisation d’écrans.
Nous en profitons pour évoquer les expérimentations possibles, et les artistes à suivre pour poursuivre cette exploration.

Ce dossier est parsemé d’aperçus (images, extraits, courts) de ce que permet cette méthode : de quoi vous donner une idée de son potentiel.

Alexandre Noyer

Atelier d’écran d’épingles à Bologne (OTTOmani) from Alexandre NOYER on Vimeo.

Ci-dessous : vue en gros plan de la surface de l’écran.
Les pointes plus ou moins enfoncées, associées à une lumière rasante, créeront des ombres et donc une image en niveaux de gris.

Ecran d'Epingles
 
 
3DVF : Bonjour Alexandre, et merci d’avoir accepté cette interview. Avant d’entrer dans le vif du sujet, un peu de contexte. Les écrans d’épingles restent à l’heure actuelle une technique d’animation encore méconnue. Peux-tu nous expliquer son principe en quelques mots ?

Alexandre Noyer : Bonjour, tout d’abord merci de m’avoir proposé cette interview. L’écran d’épingles est une invention du couple Alexandre Alexeïeff et Claire Parker qui remonte aux années 1930. Il  est composé d’un écran blanc d’une certaine épaisseur, percé de milliers de petits trous dans lesquel peuvent coulisser autant d’épingles. On place un éclairage  latéral rasant  d’un côté de l’écran pour générer des ombres portées en fonction de la sortie des épingles. Les épingles ont une longueur légérement supérieure à l’écran et peuvent dépasser de 5mm environ au maximum d’un coté ou de l’autre de l’écran.
Si l’on enfonce les épingles dans l’écran les ombres diminuent et on va vers le blanc de l’écran ; au contraire si on ramène les épingles depuis l’arrière de l’écran les ombres augmentent jusqu’à se couvrir entre elles et donner un noir. Entre les deux extrêmes on à toutes les nuances de gris. On va « sculpter » son écran à l’aide d’outils qui glissent pour frotter les épingles,  des rouleaux ou des objets texturés pour donner une empreinte sur l’écran comme un tampon.

Pour réaliser des animations, on place un appareil photo en face de l’écran. On dessine une image sur l’écran en nuance de gris et on va image par image la modifier en prenant une photo à chaque fois, transmise à un logiciel de stop-motion pour à la fin faire un film d’animation en image par image.

3DVF : Quels sont les avantages et spécificités de l’écran d’épingles en tant que medium, par rapport aux autres méthodes d’animation ?

L’écran d’épingles est une technique d’animation en direct qui laisse donc une grande place à l’imagination et l’improvisation. Le rendu est proche du sable mais avec des nuances encore plus fines et des possibillités de rendu plus net et d’image plus structurées.
Le fait que l’on utilise des outils pour dessiner sur l’écran et qu’il y ait une résistance des épingles pour se déplacer à travers l’écran fait que l’on ressent le mouvement physique et mécanique des épingles, avec une résistance proche de la pâte à modeler. Et on connait tous le plaisir que l’on peut avoir à malaxer la pâte à modeler : c’est déstressant et l’écran d’épingles amène la même sensation.

Du fait qu’il y a eu très peu d’écran d’épingles dans le monde et donc que très peu d’artistes aient pu exploiter cette technique il reste énormément de choses à faire avec et à découvrir. Moi-même, depuis que j’ai refais des écran d’épingles, j’ai l’impression d’apprendre de nouvelles choses tous les jours et que le champ des possibles est infini. Les retours d’expérience que j’ai eus avec des ateliers que j’ai menés montrent que cette technique plaît autant aux plus petits qu’aux plus grands et autant aux novices qu’aux professionnels de l’animation, tant la technique est ludique et le resultat assez bluffant rapidement.

Ci-dessous : brève présentation du fonctionnement d’un écran d’épingles, par Alexandre Noyer.

Conférence sur les écrans d’épingles à la Gaîté Lyrique from Alexandre NOYER on Vimeo.

Le Paysagiste (Jacques Drouin – 1976), court-métrage réalisé avec écran d’épingles.

Ecran d'Epingles

Goya

3DVF : Le principe fondateur est loin d’être nouveau : comme tu le disais, Claire Parker et Alexandre Alexeïeff l’ont inventé dans la première moitié du 20ème siècle… Comment est né ce principe, et pourquoi est-il (presque) tombé dans l’oubli ?

Alexandre Alexeïeff était un graveur renommé et avait envie de faire de la gravure animée. Il cherchait un moyen pour y parvenir (spécialement le rendu de l’aquateinte en eau forte qu’il apréciait particulièrement). Un jour en regardant un autoportrait du peintre Goya (Autoportait au haut de forme) il se rend compte  que le tableau est composé de petit traits courts orientés tous dans le même sens, plus ou moins serrés pour donner différentes nuance de gris. Il a pensé utiliser des ombres pour produire le même effet avec du volume (en bas relief) et donc à des épingles.

Il a commencé à piquer dans du plâtre des épingles de manière plus ou moins serrée pour faire un dessin (Le Bébé Nicolas) et a vérifié ensuite avec une allumette qu’il déplacait devant le tableau que cela donnait des nuances des gris. Ensuite il a construit des écrans d’épingles plus élaborés à l’aide de sa seconde femme Claire Parker (l’ingénieure du couple) sur le même principe mais avec des épingles coulissant dans l’écran. De 1930 à la fin de leur vie (début des années 80) Claire Parker et Alexandre Alexeïeff auront en tout et pour tout fabriqué 10 écrans d’épingles, améliorant à chaque fois le système. Et  c’est seulement les 2 derniers qu’ils ont construit qui restent encore en activité. Le premier  des  deux est une commande spéciale de Norman McLaren pour l’ONF au Canada, appelé « le NEC » datant de 1968. L’autre, racheté et remis en état par le CNC en 2015, « L’épinette », date de 1977 et avait été construit à la suite du NEC. Le couple Alexeïeff/Parker ne s’en est servi que pour un film, Trois Thèmes (1980).

Alexandre Noyer

3DVF Lors du Festival d’Annecy 2018, nous avions évoqué l’initiative du CNC visant à faire renaître l’écran d’épingles grâce à la restauration d’écrans, des ateliers ou encore des expositions. Tu as opté pour une autre approche : la construction de nouveaux écrans. Comment en es-tu arrivé à t’intéresser aux écrans et à vouloir en créer toi-même ?

Etant originaire d’Annecy j’ai découvert le cinéma d’animation par le biais du festival. Assez tard en fait : j’avais 17 ou 18 ans. Je me suis intéréssé et même passionné pour l’animation, surtout pour les techniques traditionnelles. C’est tout naturellement que je me suis ensuite inscrit en cours du soir à l’atelier aaa, Atelier de cinéma d’Animation d’Annecy, qui enseignait toutes les techniques traditionnelles d’animation.
J’ai pu ainsi tester la peinture sur verre, le sable, le papier découpé, le dessin animé, le grattage de pellicules, le volume en pâte à modeler et puis en marionnettes avec armatures…

Lorsque l’atelier a été fondé en 1971, une des co-fondatrices Nicole Salomon était très amie avec Alexandre Alexeïeff. Elle lui avait demandé d’être le parrain de l’atelier et même de faire un petit écran d’épingles pédagogique en bois. J’ai donc vu cet écran d’épingles, nous ne l’utilisions pas (il était plutôt en exposition) mais je comprenais le principe de fonctionnement.

Il y a un 2ème élément déterminant  : il y avait au mur de cet atelier une reproduction d’une image d’un film de Jacques Drouin (Ex-enfant) avec un enfant dessiné dont l’oeil vraiment très expressif et le rendu très pictural me plaisaient beaucoup. J’ai demandé si le film était fait en sable et on m’a répondu que c’était un film fait sur un écran d’épingles (celui de l’ONF). J’ai trouvé cela magnifique et je me suis dit qu’un jour je ferai un film sur un écran d’épingles.

Il s’est écoulé une quinzaine d’années durant lesquelles je suis resté fidèle à l’atelier et au Festival, puis en 2012 j’ai vu le film de Michèle Lemieux Le grand ailleurs et le petit ici sur grand écran pendant le festival. Ca a été un choc et je me suis dit que vraiment, il fallait que j’essaie cette technique. En 2013 j’ai rassemblé un maximum de documentation sur l’écran d’épingles (dvds, vidéos, livres, etc.). J’ai compris qu’il ne restait qu’un écran d’épingles dans le monde encore fonctionnel : celui du Canada, beaucoup trop loin pour moi. Un autre risquait d’être rénové et utilisable en France mais après renseignement j’ai compris qu’il serait réservé au professionnels de l’animation et que je ne pourrai pas l’approcher. J’ai donc commencé à refléchir à la manière dont je pourrai fabriquer mon propre écran d’épingles.

3DVF : Fabriquer un écran est loin d’être évident, étant donné qu’il faut mettre en place de 10 000 à 300 000 épingles environ (selon la taille et la définition choisies), à la main. Peux-tu nous expliquer comment tu as expérimenté et peu à peu mis en place ta propre approche de construction ? Quelles sont ses spécificités par rapport aux écrans « historiques » ?

Après avoir fait des recherches en 2013, j’ai fait une pause dans ce projet en 2014 pour collaborer avec Alexandre Dubosc sur un système stroboscopique pour ses gâteaux tournants. C’est en 2015, le 1er janvier, que j’ai pris la résolution de fabriquer mon premier écran d’épingles dans l’année.
J’ai essayé de contacter des personnes en rapport avec l’écran d’épingles tous azimuts pour avoir des informations ou des conseils, comme je n’avais pas accès directement à un écran d’épingles. Parmi les retours que j’ai eus, Jacques Drouin m’a suggéré de commencer par faire des prototypes pour valider le système avant de me lancer dans un grand, ce que j’ai fait.

Je me suis inscrit sur le forum d’un site (Usinages.com) peuplé de spécialistes et passionnés de mécanique, de perçage, etc. J’ai posté un message parlant de « percer des trous profonds de faible diamètre » et je me suis retrouvé au final avec 13 pages de réponses et de conseils avec différentes techniques.

Après plusieurs prototypes et essais j’ai finalement opté pour un système de perçage de plaque avec des machines à commande numérique pneumatique ultra-rapide (5 trous par seconde). Comme pour des diamètres aussi faibles (0.5,0.6mm) les mèches ne peuvent pas percer plus que 5mm en une seule fois et que j’avais trouvé des épingles de 30 mm, j’ai fait faire plusieurs cartes qui pouvaient se superposer parfaitement pour constituer un écran en intercalant une mousse entre deux cartes. La mousse, en étant traversée par les épingles, servirait à les freiner pour donner une résistance homogène, permettant de contrôler le mouvement précisement.

Ecran d'Epingles

Ecran d'Epingles
Les deux derniers écrans d’épingles d’Alexeïeff/Parker construits à la fin des années 60 et début 70 n’avaient pas accès à cette technologie ; la solution qu’ils avaient fini par adopter était d’avoir un cadre en acier et d’y déposer des tubes en plastique blanc coupés tous à la même longueur. Une barre de serrage amovible permettait de serrer les tubes entre eux. Pour créer un frein frein et un effet de résistance, chaque épingle était trempée dans un mélange vaseline/cire avant d’être insérée dans l’écran.
Le problème de cette technique est que si on n’utilise pas l’écran assez souvent, la vaseline et la cire peuvent sécher : l’épingle se bloque alors dans le tube. Lorsque l’on pousse l’épingle, le risque est alors de faire sortir le tube et non l’épingle. D’ailleurs actuellement les écrans d’Alexeïeff/Parker doivent être chauffés environ 1h avant l’utilisation avec une mandarine pour que les épingles coulissent bien, sûrement à cause de la viscosité de la vaseline qui varie en fonction de la température.
L’autre inconvénient de cette technique est que la vaseline ressort un peu avec les allers-retours des épingles ce qui graisse aussi l’écran et fait qu’il attire les poussières. Il y a donc un entretien à faire assez régulièrement.
Inversement, dans mon cas on obtient une finition sèche sans graisse et utilisable directement avec la bonne résistance sans avoir besoin de chauffer. Les écrans créés avec ma méthode sont aussi plus légers : je peux les transporter dans une valise. Ceux d’Alexeïeff avec le cadre en acier pèsent dans les 80kg, contre contre 9kg pour un des miens. L’entretien est également plus facile.
La seule étape contraignante qu’il reste est la mise en place des épingles à la fabrication, une à une à la main. J’ai commencé tout seul et je me suis rendu compte que c’était vite usant et que je n’avançais pas assez vite à mon goût. J’ai donc invité des amis chez moi en créant les « apéros épinglés » et cela a bien pris : tous les lundis soir des personnes venaient m’aider et nous faisions cela de manière conviviale en discutant autour d’une table avec à boire et à manger, sans se poser de questions. Je remercie d’ailleurs toutes les petites mains qui sont venues et sans qui je pense que je me serais découragé.
L’autre étape que je fais à la main et le brunissage des épingles. C’est un traitement des épingles dans 3 bains différents pour les faire noircir afin qu’elle ne reflètent plus la lumière.

J’ai actuellement trois écrans d’épingles parfaitement fonctionnels. Le Cactus (26 000 épingles, 21x30cm), Spinae (103 320 épingles,  30x51cm) et son frère jumeau Gambarru (là encore, 103 320 épingles, 30x51cm).

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